miércoles, 4 de julio de 2012

Aux sources de la collaboration scientifique franco-équatorienne : Apports de la première mission géodésique française à l’archéologie équatorienne


Par Catherine Lara (Intervention présentée à l'occasion du Colloque international "France-Équateur : Regards croisés", organisé par le Centre d´études équatoriennes de l´Université Paris Ouest, CRIIA – EA 369 - Vendredi 2 et samedi 3 décembre 2011 Université Paris Ouest Nanterre La Défense - sous presse).

RÉSUMÉ : En Équateur lors de la deuxième moitié du XVIIIe siècle afin d’y définir la mesure de l’Arc du Méridien, la Deuxième mission géodésique française est surtout connue pour ses contributions à l’astronomie, la botanique et la géographie. Moins cité, le domaine de l’archéologie bénéficie aussi de ses apports, notamment en ce qui concerne la connaissance des sites archéologiques monumentaux tardifs, ainsi que celle des coutumes indigènes locales.

MOTS CLÉ : Équateur, archéologie, Première mission géodésique française.

INTRODUCTION

D’un point de vue scientifique, parler de « France / Équateur : regards croisés », c’est bien sûr penser d’emblée à la Première mission géodésique française. Envoyée par l’Académie des Sciences de Paris en 1736 (1) afin de « (…) faire aux environs de l'Équateur, des observations de divers genres, et surtout celles qu'on jugeait les plus propres à déterminer la Figure de la Terre » (2), cette expédition rassembla dix membres (dont Godin, La Condamine, Jussieu et Bouguer sont les plus cités), spécialisés dans les mathématiques, l’astronomie, la médecine, la botanique et la géographie. Ce sont donc-là les domaines les plus récurrents dans les nombreux écrits publiés par la suite, en ce qui concerne les principaux apports scientifiques de la Mission géodésique.

L’expédition partit de La Rochelle en 1735. À son arrivée à Carthagène, deux lieutenants de marine espagnols sont mis à sa disposition pour la « surveiller » : Don Jorge Juan y Santacilia et Don Juan Antonio de Ulloa. Tous rejoignent le Panama puis Manta et Guayaquil. Pendant près de huit ans, les scientifiques vont parcourir une grande partie du pays dans leur prise de mesures et réaliser des découvertes à plusieurs niveaux, ainsi que des rencontres mémorables, telle que celle entre La Condamine et Pedro Vicente Maldonado. Malgré des tensions survenues aussi bien parmi les Géodésiens qu’entre ces derniers et les autorités locales, la Mission réussit à avancer dans son entreprise, dont la fin - en 1743 -, est marquée par le retour de Bouguer en France, bientôt suivi par celui de La Condamine accompagné de Maldonado qui, eux, choisissent de remonter l’Amazone (3).

La Première mission géodésique française s'inscrit dans un contexte scientifique et épistémologique bien particulier, à savoir l'apogée des récits de voyage, caractéristiques de l'époque des Lumières qui, suite à la découverte de l'Amérique, se multiplient dans le monde. Comme nous le verrons par la suite, ces deux aspects expliquent pourquoi les apports scientifiques de la Première mission géodésique française vont bien au-delà des disciplines représentées par ses membres. Ainsi, moins souvent évoquée, l'archéologie contemporaine a-t-elle aussi bénéficié des précieuses descriptions fournies par les géodésiens.

L’objectif de l’étude qui suit est donc de présenter pourquoi, en quoi et comment la Première mission géodésique française constitue une contribution pour l’archéologie équatorienne d’aujourd’hui. Deux types d’acteurs et d’époques seront ainsi mis en présence : les archéologues équatoriens (ou travaillant en Équateur) aujourd’hui et dans le contexte actuel, et les géodésiens français, voyageurs et scientifiques de l’époque des Lumières. Il s’agit donc bien de « regards croisés » , quoique d’un point de vue diachronique. Cet exposé est organisé en deux parties : la première consiste en une brève définition de l’archéologie et de ses enjeux, plus particulièrement dans le contexte nous concernant, tandis que la deuxième se penche plus précisément sur le type de contributions réalisées par les géodésiens français à l’archéologie équatorienne contemporaine, ainsi que l’usage que les archéologues équatoriens ou travaillant en Équateur en font aujourd’hui.

L’ARCHÉOLOGIE : DÉFINITION, ENJEUX, CONTEXTES

L’archéologie est la science qui se consacre à l’étude des cultures du passé à travers les vestiges laissés par celles-ci ; elle est aussi, à maints égards, le fruit de « regards croisés ». Il s’agit en effet d’une discipline qui est traversée par plusieurs types de savoirs. Ainsi, les études directes des vestiges archéologiques trouvés sur le terrain font appel aux sciences dites « dures » et aux sciences humaines. La science archéologique puise ses racines dans deux moments historiques précis du Monde Occidental : la Renaissance et les Lumières tout d’abord, avec l’intérêt suscité par le monde Antique et le développement de la figure de l’Antiquaire, puis la mise en place du paradigme évolutionniste, avec l’essor des théories de Darwin.

En règle générale, le développement de l'archéologie en Amérique latine est lié à la progression des idées évolutionnistes aux États-Unis, où la formation de chaires et de musées spécialisés motive très tôt l'organisation d'expéditions d'explorations qui seront à l'origine des premières études sur les Mayas ou les Incas par exemple, en particulier dans la première moitié du XXe siècle. Naturellement, cet engouement envers les cultures du passé existait aussi dans chaque pays latino-américain, où proliférèrent très vite, à cette époque, des archéologues amateurs / collectionneurs dont les contributions - dans certains cas - sont encore citées aujourd'hui. Il faut attendre la fin du XXe siècle pour voir apparaître une généralisation et une institutionnalisation des chaires d'archéologie en Amérique latine.

De façon à brosser ne serait-ce qu’un bref panorama simplifié et général du passé précolombien tel qu’on se le représente aujourd’hui en Équateur, il faut retenir que ce dernier a été divisé en 4 grandes périodes : l’archaïque / précéramique (9 000 à 3 500 av. J.-C), avec les premières tribus nomades vivant de la chasse et la cueillette ; puis la période dite formative (3 500-500 av. J.-C.), avec l’apparition des premiers villages agricoles, céramistes et sédentaires ; les étapes du Développement régional puis d’intégration ensuite, où se développent des noyaux politiques hiérarchisés caractérisés par l’essor de savoir-faire complexes au niveau technique (agriculture, métallurgie notamment). La conquête inca, vers la deuxième moitié du XVe siècle, puis celle des Européens, moins d’un siècle plus tard, marquent enfin des tournants culturels décisifs dans l’évolution de ces sociétés.

Bien que l’archéologie soit une seule science et que, en tant que telle, elle se fonde sur des principes d’application « universels », l’histoire culturelle de chaque région met l’accent sur un ou plusieurs outils spécifiques. En Équateur, à l’instar des autres pays latino-américains, les archéologues portent un intérêt particulier aux écrits des chroniqueurs qui ont fait partie des expéditions successives menées par les Espagnols dans leur entreprise de conquête du sous-continent dès le XVIe siècle. L’ « avidité », que l’on trouve dans ces récits, de transmettre la stupéfaction éprouvée face à la découverte d’un monde nouveau laisse peu à peu la place à un autre regard, plus posé et plus scientifique. Ancré dans l’esprit des Lumières, cet autre regard surgit avec l’essor des missions d’explorations réalisées par les principaux royaumes d’Europe, missions dont tirent profit de nombreux domaines scientifiques et qui suscitent de nouveaux questionnements, comme l´illustre le débat enfiévré au sujet du Bon sauvage.

Fidèles à cet esprit éclairé de leur temps, c’est en qualité non seulement de voyageurs mais de scientifiques que les géodésiens entreprennent leur expédition en Équateur. Curieux de tout, ils enquêtent néanmoins avec une grande rigueur et documentent les moindres détails des lieux et des cultures avec lesquelles ils entrent en contact : « ceux qui ont pris quelque intérêt à nos opérations trouveront dans ce récit de quoi satisfaire leur curiosité à plusieurs égards : quant à ceux à qui ces matières sont indifférentes; s'ils rencontrent ici quelque chose qui puisse les amuser, j'aurai plus tenu que je n'ai promis » (4).

CONTRIBUTION DES GÉODÉSIENS À L’ARCHÉOLOGIE ÉQUATORIENNE D’AUJOURD’HUI

Comme l’objectif de la Mission n’avait pas directement à voir avec l’archéologie, les informations portant sur ce domaine sont présentes de façon plutôt dispersée dans les écrits laissés par les géodésiens, ce qui exige un certain travail de recherche bibliographique afin de les identifier. Ce sont surtout les écrits de La Condamine et de Juan et Ulloa qui sont abordés ici, plus complets et accessibles.

Un des principaux atouts des géodésiens est le bon état de conservation, à l´époque, des vestiges archéologiques qu’ils décrivent, qui permet d’avoir accès à des éléments d’informations, structurels par exemple, qui ne sont plus visibles aujourd’hui. De même, les traditions orales recueillies chez les populations locales sont encore relativement intactes et « fraîches » dans les esprits. D’autre part, la minutie scientifique dont ils font preuve dans leurs descriptions - à l’aide de plans le cas échéant - est un outil précieux pour l’archéologue d’aujourd’hui, soucieux de récupérer les moindres détails lui permettant de retracer les modes de vie anciens. Ainsi la précision des descriptions de La Condamine représente-t-elle une réelle garantie pour l’archéologue contemporain. Barnes et Fleming, qui se sont plus particulièrement penchés sur le travail de La Condamine à Ingapirca (sur lequel nous revenons par la suite), n’hésitent pas à voir en La Condamine « un des pionniers de l’archéologie éclairée » (5).

Deux aspects de l’archéologie contemporaine sont concernés par les écrits des géodésiens : les sites archéologiques monumentaux d´une part ; le domaine des coutumes et des traditions ancestrales d´autre part. Nous verrons l’interprétation et la vision qu’en donnent les géodésiens, ainsi que l’utilisation qu’en font ou peuvent en faire les archéologues travaillant en Équateur aujourd’hui.

Description de monuments

Les membres de la Première mission géodésique française parcourent une grande partie du territoire de l’actuelle République de l’Équateur, nous léguant des cartes fort utiles du point de vue de l’étude des toponymies anciennes. Leurs expéditions leur permettent également de visualiser un certain nombre de sites archéologiques (6), dont des monuments. Ce sont surtout ces derniers qu´observent les Géodésiens, aux côtés des systèmes de voirie traditionnels (souvent associés au Chemin de l’Inca ou Qhapac Ñan - sorte de Via Appia de l’Empire Inca - mais, on le sait aujourd’hui, bien plus anciens en réalité). Ainsi La Condamine mentionne-t-il d’anciens monuments tels que El Callo (aux environs de Latacunga) ou encore « les divers autres monuments de l’industrie » des anciens habitants de la région de Esmeraldas (7). Son intérêt pour le sujet le pousse même à chercher les ruines de Caranqui et de Tomebamba, sans succès. Toutefois, c’est à Ingapirca, à ses yeux la structure la mieux conservée, que La Condamine se consacre (8).

Si l’on en croit Fresco, Barnes et Fleming, la description de La Condamine, enrichie d’ illustrations, est à ce jour la plus complète sur l’aspect général du site d´Ingapirca (9). Forts de leur formation militaire, La Condamine, Juan et de Ulloa en concluent qu’il s’agit d’une forteresse inca destinée à protéger les frontières de l’empire (10). Les fouilles archéologiques menées depuis n’ont fait que confirmer la précision du plan de La Condamine (11), quoique les avis des spécialistes divergent quant à la fonction exacte de la structure à l’époque précolombienne. Les études les plus poussées sur le site d´Ingapirca sont réalisées en 1975, dans le cadre de la Deuxième mission archéologique espagnole dirigée par José Alcina Franch, avec la collaboration d´archéologues équatoriens. Franch reconnaît avoir suivi les indications de La Condamine et de Humboldt pour la reconstruction des structures (12). D’ailleurs, le secteur décrit et dessiné par La Condamine a été baptisé du nom de celui-ci, en son honneur.

La Condamine est considéré par les archéologues actuels comme le premier à avoir examiné un site préhispanique d’Amérique du Sud du point de vue de l’interprétation historique, c’est-à-dire en joignant des plans minutieux à une comparaison des récits des chroniqueurs sur l’architecture inca (une nouveauté à cette époque) et sur  à des considérations d’ordre linguistique (13). Ce souci linguistique est pionnier en ce qu´il annonce les principes de base du concept de glotochronologie, ou étude interprétative de l’évolution des familles de langues (14). La Condamine en propose ainsi de nombreux exemples dans son Journal de Voyage, tels « Pamba-marca » (15), « Cotopaxi » (16), « Chimborazo » (17).

La structuration de son rapport et la méthodologie employée annoncent elles aussi les modèles appliqués par la suite en archéologie. La Condamine préfère en outre s’abstenir de toute interprétation au sujet des structures les moins conservées (18), parti pris dont la prudence déontologique demeure exemplaire pour les archéologues d’aujourd’hui. Néanmoins, cette prudence contraste avec une des anecdotes du voyage : La Condamine y évoque les difficultés rencontrées au cours de ses triangulations, difficultés qui l’ont visiblement amené à détruire une forteresse du complexe archéologique de Pambamarca (19).

Description de coutumes ancestrales

L’archéologie en Amérique latine et en Équateur accorde une place toute particulière aux récits des populations indigènes, considérées comme descendantes des cultures précolombiennes ayant habité la zone. Les géodésiens ont aussi recueilli quelques-uns de ces récits, qu’on peut classer ´ils classent en trois grands domaines : l’histoire locale, les coutumes et les croyances, les techniques autochtones.

Juan et de Ulloa sont les seuls à donner des détails précis sur la chronologie historique locale, en particulier sur la conquête inca dès les origines de l’empire (20). À l’instar de tous les récits des chroniqueurs et voyageurs, récits supposés issus des traditions orales locales, cette narration est accueillie avec circonspection par les archéologues d’aujourd’hui, quand elle n´est pas simplement ignorée s´agissant des allusions au règne de Quito dont aucune trace archéologique n’a été retrouvée à ce jour. Il s’agit toutefois d’un texte que les archéologues considèrent comme une référence dans le cadre du débat sur la nature et la durée de la présence inca en Équateur, notamment sur la côte où les « fils du soleil » ne semblent pas être parvenus à s´imposer entièrement aux populations locales.

La Condamine, pour sa part, associe ce genre d’épisodes historiques à des traditions (21) face auxquelles il se montre incrédule, comme en témoigne son allusion distanciée au lac Quilotoa qui, d’après les populations locales, produirait des flammes (22). D´esprit sans doute plus cartésien, le géodésien préfère évoquer le savoir-faire et les techniques caractéristiques des populations locales, qu’il a lui-même pu observer et décrire, laissant-là aux archéologues indices et détails précieux sur les modes de vie anciens. La Condamine explique ainsi le principe et la solidité des briques d’adobe (23) ou encore le procédé de la récupération de la glace du Pichincha par les indigènes locaux (24), pratique aujourd’hui totalement perdue à Quito mais documentée dans la région du Chimborazo, où vivrait encore le dernier de ceux que l’on nomme « hieleros ». Juan et de Ulloa citent quant à eux la pratique de la pêche de perles dans la Baie de Manta (25), le travail des émeraudes (26) ou les principes de base régulant l’exploitation des troupeaux de vigognes (27), essentielle du point de vue de l’industrie textile et marquée par des codes sociaux bien précis. Juan, de Ulloa (28) et La Condamine (ce dernier pour l’Amazonie surtout [29]) fournissent également une liste détaillée des substances et résines employées localement pour la fabrication de teintures et de matériaux de construction. Ils s’attachent à décrire les systèmes traditionnels de ponts en lianes et en roseaux (30), avec une intention qui va bien au-delà de la simple curiosité technique qui caractérisait le regard des Espagnols : ils rédigent un véritable plaidoyer en faveur du talent des « Indiens » (31).

On le voit, Juan et de Ulloa associent volontiers les Indiens, ces « malheureux enfants de la nature » (32), au passé glorieux des Incas, dont la représentation est nettement idéalisée (33). À l’instar de La Condamine, et en dépit même des références historiques qu’ils produisent, ils ne différencient pas les populations pré-incas locales des Incas en tant que tels ; les indigènes qui leur sont contemporains sont perçus de façon homogène et comme descendant tous des Incas. À maints égards, ce regard témoigne du degré d’assimilation du discours impérialiste inca, qui a réussi à amoindrir, voire à anéantir, la mémoire des cultures pré-incas parmi les descendants des peuples conquis. 

Certes, La Condamine semble admirer lui aussi les diverses prouesses techniques du monde préhispanique, mais d´un point de vue qui diffère de ceux de Juan et de Ulloa. Dans un premier temps, le Français associe l’absence d’outillage complexe à une certaine paresse, semblant reprocher aux « Indiens » de ne pas être allés plus loin au niveau technique. Néanmoins, La Condamine signale que la pauvreté de l’outillage n´a pas empêché ces « Indiens » de fabriquer des objets et d´ériger des constructions remarquables (34), ce qui exige, en définitive, beaucoup plus d’efforts que l´emploi d´une technologie sophistiquée. Le lecteur peut y voir une preuve du talent et du savoir-faire de ces sociétés, à même de compenser et de racheter leur « paresse technologique ».

Pourtant, La Condamine porte aussi des jugements durs sur les indigènes de son époque, qu’il n’hésite pas à associer aux animaux (35). Il décrit leur insensibilité et recourt à des champs lexicaux peu flatteurs : les indigènes auraient de nombreux « défauts » et seraient « gloutons », « pusillanimes », « poltrons à l'excès », « ennemis du travail » (36). Comment La Condamine établit-il un lien entre les talentueux artisans préhispaniques qu’il décrit et les indigènes de son époque, si négativement dépeints ? De fait, La Condamine s'interroge sur l´apparente opposition entre les indigènes qu’il a rencontrés et la magnificence des anciens péruviens, magnificence que décrivent des auteurs locaux comme Garcilaso et qu´il a lui-même observée et admirée à travers divers témoignages artistiques de l’époque précolombienne. Il en conclut à une dégénération culturelle ou à une exagération idéaliste de la part de Garcilaso (37). Minguet observe dans les propos de La Condamine au sujet des indigènes « l'esprit européocentrique et rationaliste du siècle des Lumières, assoiffé de "modernité", imbu du pouvoir qu'il s'octroie pour remplir la "mission" qu'il croit avoir de propager les lumières de Dieu ou celles des sciences dans les pays colonisés. L'Indien de La Condamine n'est pas le bon sauvage des philosophes » (38).

Il est difficile de porter aujourd’hui un jugement sur l’attitude du géodésien, confronté en outre à des situations complexes. Rappelons les nombreuses mésaventures, au dénouement quasi fatal, survenues avec les guides indigènes de la Mission ; elles n'ont sûrement pas contribué à améliorer l’impression de La Condamine. Les indigènes de leur côté n´ont pas semblé montrer de grande considération envers le travail des géodésiens ; en témoigne cette fête populaire à Tarqui, où ces derniers sont imités de façon burlesque (39). On peut supposer, étant donné le contexte de l’époque, que les guides n´aient pas été informés des objectifs de la Mission. Il n´est donc pas si surprenant qu´ils se soient facilement enfuis lors des étapes les plus pénibles, voire dangereuses. De surcroît, ils devaient associer les géodésiens à la figure despotique des maîtres dont ils dépendaient. Peut-on alors parler de malentendu socioculturel ? Nous avons affaire à un débat d´autant plus complexe qu´il ne reste pas de trace des témoignages des indigènes, contrairement à ceux des géodésiens, ce qui réduit toute analyse à des considérations fortement subjectives. Toutefois, même s´ils sont épars et fortement teintés de partis pris philosophiques, même s´ils restent liés aux circonstances historiques et politiques de l’époque, il est certain que les précieux indices laissés par la Mission géodésique française, que les divers apports sur la monumentalité, les langues, les coutumes, les traditions,  restent d’actualité pour l’archéologie équatorienne (40).

CONCLUSION

C’est au XXe siècle, bien après l´étape mouvementée des luttes indépendantistes, que la collaboration scientifique et archéologique en particulier s’instaure pleinement entre la France et l’Équateur. Dès le début du XXe siècle, l’archéologie occupe une part importante des apports de la Deuxième mission géodésique française, grâce à Paul Rivet, médecin et naturaliste, qui parcourt lui aussi une grande partie du pays. Il formule un ensemble d'observations non seulement sur les populations de son époque, mais aussi sur les vestiges qu'il a pu apprécier et, le cas échéant, ramener en France pour y constituer la collection aujourd’hui conservée dans les réserves du Musée du Quai Branly. Les observations de Rivet concernent la linguistique, la métallurgie, l'anthropologie physique, entre autres. Ethnographie ancienne de l'Équateur, qu’il écrit avec René Verneau et publie en 1912, fait toujours autorité en la matière, parmi les archéologues travaillant en Équateur (41).

Depuis, sept missions françaises spécifiquement archéologiques se sont succédées en Équateur, dont deux sont encore en cours. Ces dernières reposent sur des conventions signées avec les autorités locales et sur la participation de chercheurs et étudiants équatoriens qui, pour certains d´entre eux, poursuivent ensuite leur formation archéologique en France. Toutes ces missions se penchent, avec succès, sur des aspects encore mal connus de l’archéologie équatorienne. La première, dans les années 70 et 80, dirigée par Jean Guffroy, se consacre à la période Formative de la province de Loja. Dans les années 80 puis 2000, Jean-François Bouchard du CNRS étudie la culture Tumaco - La Tolita dans la province d´Esmeraldas, sur la côte nord de l’Équateur, où l’intervention de l’IRD est également à signaler; il prolonge ensuite sa mission sur la côte centrale de la province de Manabí, dans le cadre d´un projet en collaboration avec l’Université Complutense de Madrid (42). En 1995, la mission dirigée par Stéphen Rostain de l’Institut Français des Études Andines (IFEA) marque l’ouverture d’un tout nouveau front de recherche, cette fois en Amazonie, plus concrètement dans la vallée de l’Upano (province de Morona Santiago). Stéphen Rostain se trouve aujourd´hui de nouveau en Équateur, afin de poursuivre ses recherches dans la province amazonienne de Pastaza, peu connue d’un point de vue archéologique : les quelques indices étudiés laissent présager des découvertes appelées à remettre en question bien des présupposés sur le rôle culturel de l’Amazonie.

Celle-ci a en effet déjà révélé quelques surprises stupéfiantes en Équateur, notamment grâce à la mission de l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) dans la province de Zamora-Chinchipe, toujours en cours. Cette mission, dirigée par Jean Guffroy puis Francisco Valdez, a permis la découverte d'une nouvelle culture qui a relancé le débat au sujet des possibles origines amazoniennes des cultures andines. Soulignons ici deux autres contributions d´importance dans le cadre de cette mission : celle de Geoffroy de Saulieu en ce qui concerne l’archéologie de la province de Pastaza, et celle de Gaëtan Juillard à l’origine de la première page web professionnelle consacrée à l'archéologie équatorienne (43). Sur les traces de Godin et ses pairs, ces missions archéologiques françaises viennent s´ajouter à des dizaines de campagnes de recherche menées en Équateur par d’autres pays durant le XXe siècle. Grâce à l’initiative et à l’ouverture d´esprit des archéologues équatoriens, ces travaux conjoints ont peu à peu contribué à forger l’archéologie équatorienne telle qu’on la connaît aujourd’hui, avec ses lacunes bien entendu, mais aussi ses atouts et ses perspectives prometteuses.


NOTES :

(1) Eloy Soria Sánchez, “Semblanza biográfica del autor”, in Diario del Viaje al Ecuador, Introducción Histórica a la Medición de los tres primeros grados del Meridiano, Quito, Coordinación General del Coloquio “Ecuador 1986”, 1986, p. xii.

(2) Charles-Marie de La Condamine, Diario del Viaje al Ecuador, Introducción Histórica a la Medición de los tres…, op. cit., p. 1.

(3) Hélène Minguet, « Introduction », in Voyage sur l'Amazone, Paris, éditions FM/La Découverte, 1991, p. 14-17.

(4) Charles Marie de La Condamine, Journal du Voyage fait par ordre du Roi à l'Équateur, servant d'introduction historique à la mesure des trois premiers degrés du Méridien, Paris, Imprimerie Royale, 1751, p. 2.

(5) Monica Barnes, David Fleming, « Charles-Marie de La Condamine’s report on Ingapirca and the development of scientific field work in the Andes, 1735-1744 », Andean Past, n°2, 1989, p. 192-195.

(6) Un site archéologique est un endroit renfermant des vestiges associés à des cultures aujourd’hui disparues (monuments par exemple).

(7) Charles Marie de La Condamine, Journal du Voyage fait par ordre du Roi a l'Équateur…, op. cit., p. 104.

(8) Charles Marie de La Condamine. « Report on some ancient monuments of Peru, from the time of the Incas » (1748 [1746]), in Monica Barnes, David Fleming, “Charles-Marie de La Condamine’s report on Ingapirca and the development of scientific field work in the Andes, 1735-1744”, Andean Past, n°2, 1989, p. 198.

(9) Antonio Fresco, La arqueología de Ingapirca (Ecuador): costumbres funerarias, cerámica y otros materiales, Quito, Comisión del Castillo de Ingapirca, Consejo de Gobierno del Museo Arqueológico del Banco Central del Ecuador, 1984, p. 15, p. 176.

(10) Monica Barnes, David Fleming, op. cit., p. 176, p. 185, p. 190.

(11) Antonio Fresco, op. cit., p. 69.

(12) Voir aussi Jaime Idrovo, "Aspectos Funerarios entre los Cañaris de Ingapirca", Maîtrise d'Archéologie / UER d'Art et d'Archéologie, Paris, 1979, p. 10.

(13) Monica Barnes, David Fleming, op. cit., p. 177, p. 184, p. 194.

(14) Colin Renfrew, La cuestión de los orígenes indoeuropeos, Editorial Crítica, Barcelona, 1990, p. 98.

(15) Charles Marie de La Condamine, Journal du Voyage fait par ordre du Roi a l'Équateur…, p. 52.

(16) Ibid., p. 53.

(17) Ibid., p. 184.

(18) Charles Marie de La Condamine, « Report on some ancient monuments of Peru, from the time of the Incas (1748 [1746]) » …, p. 200-203.

(19) Charles Marie de La Condamine, Journal du Voyage fait par ordre du Roi a l'Équateur…, p. 52.

(20) Jorge Juan y Antonio de Ulloa, Relación Histórica del Viaje a la América Meridional Hecho de Orden de S. Mag. para Medir Algunos Grados de Meridiano Terrestre, y Venir por Ellos en Conocimiento de la Verdadera Figura, y Magnitud de la Tierra, con Otras Varias Observaciones Astronómicas, y Físicas (Segunda Parte), Madrid, Fundación Universitaria Española, 1978, s. p.

(21) Charles Marie de La Condamine, Journal du Voyage fait par ordre du Roi a l'Équateur…, p. 35-36.

(22) Ibid., p.62.

(23) Charles-Marie de La Condamine, Diario del Viaje al Ecuador…, p. 120.

(24) Ibid., p.128.

(25) Antonio de Ulloa et Jorge Juan, Noticias secretas de América, Madrid, Historia 16, 1991, tomo1, p. 552.

(26) Ibid., p. 575.

(27) Ibid., p. 599.

(28) Antonio de Ulloa, Jorge Juan, Noticias secretas de América…, p. 577.

(29) Charles Marie de La Condamine, Voyage sur l'Amazone…, p. 74.

(30) Ibid., p. 49.

(31) Antonio de Ulloa, Jorge Juan, Noticias secretas de América…, p. 99, p. 314.

(32) Georges Juan, Antonio d’Ulloa, de la Condamine, Frézier, Description de l’Amérique Méridionale, Tours, Ad. Mame et Cie., Imprimeurs Libraires, 1845, tome 1, p. 99.

(33) Antonio de Ulloa, Jorge Juan, Noticias secretas de América…, p. 99, p. 423.

(34) Charles Marie de La Condamine, « Report on some ancient monuments of Peru, from the time of the Incas (1748 [1746]) » …, p. 206, p. 212.

(35) Charles-Marie de La Condamine, Diario del Viaje al Ecuador…, p. 44-45.

(36) Charles Marie de La Condamine, Voyage sur l'Amazone…, p. 61-62.

(37) Ibid., p. 63.

(38) Hélène Minguet, op. cit., p. 26.

(39) Charles Marie de La Condamine, Journal du Voyage fait par ordre du Roi a l'Équateur…, p. 88.

(40) Voir Francisco Valdez, « La investigación arqueológica en el Ecuador, reflexiones para un debate », Revista del Patrimonio Cultural del Ecuador, Quito, INPC, 2002, p. 8.

(41) Idem. Voir aussi p. 9.

(42) Idem.

(43) Idem. Voir www.arqueo-ecuatoriana.ec et www.arqueologia-diplomacia-ecuador.blogspot.com

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